6

S’IL existait quelque part dans la Galaxie, un travail plus bruyant que la construction d’un astroport, Magda Lorne espérait qu’elle ne serait jamais obligée de l’entendre.

C’était en outre un long travail. La construction de cet astroport semblait s’être poursuivie durant la majeure partie de la vie de Magda. La jeune femme était née à Caer Donn, première base de l’Empire Terrien sur Ténébreuse. Elle avait huit ans quand le Quartier Général avait été transféré ici, à Thendara. Et depuis lors, l’astroport était en chantier.

La tempête automnale, en dépit de sa violence, n’avait pas réussi à étouffer le vrombissement des machines de construction, elle l’avait seulement atténué. Et pourtant, les montagnes qui se dressaient derrière la cité avaient désormais disparu sous un voile de neige blanche. La vieille cité elle-même qui s’étendait derrière le Quartier Général, était quasiment invisible. Magda franchit les lourdes contre-portes, pénétra dans les quartiers réservés aux femmes célibataires et en claquant les portes, supprima du même coup et la tempête et le bruit. Le bâtiment était insonorisé à l’intérieur. L’éclairage était du jaune normalisé de la Terre. Ce bâtiment au moins, était achevé, pensa-t-elle, et silencieux. Pendant toute la durée de son bref mariage avec Peter, ils avaient vécu dans les logements du personnel marié, qui n’étaient pas terminés et dont l’insonorisation restait encore inachevée. Et Magda se demandait parfois dans quelle mesure la perpétuelle tension engendrée par le bruit, avait contribué à l’échec de ce mariage. Elle rejeta cette pensée d’un haussement d’épaules en ouvrant la porte de sa chambre. Cela n’aurait jamais marché, quelles que fussent les conditions. Je ne crois pas avoir jamais été amoureuse de Peter et je suis parfaitement convaincue qu’il n’a jamais été amoureux de moi. On avait seulement été ensemble trop longtemps… (Ses pensées suivirent un cours familier.)… et pas tout à fait assez, pas tout à fait assez pour nous en libérer. Quand cela s’est dissipé, on s’est rendu compte que plus rien d’autre ne nous retenait l’un à l’autre.

Tandis qu’elle se rappelait son mariage avec Peter, ses pensées empruntèrent un sillon fastidieux, uni et familier. Où est-il ? Il n’est jamais resté absent aussi longtemps, auparavant. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.

Elle s’exhorta sévèrement à ne pas s’inquiéter. Comme elle, Peter Haldane avait été diplômé d’Exoanthropologie à l’université de l’Empire. Comme elle, il avait été élevé depuis son enfance sur Cottman IV que la population indigène appelait Ténébreuse. Et comme elle, à leur retour sur cette planète qui était et n’était pas leur pays natal, il avait été affecté directement dans les Services de Renseignements de l’Empire. L’Empire pouvait prétendre qu’ils faisaient du Renseignement et considérer leur travail comme une forme d’espionnage sophistiquée. Mais pour Magda et pour Peter, ainsi que pour les autres Terriens qui étaient dans leur cas – peu nombreux sur Ténébreuse –, c’était le meilleur entraînement dont pût rêver un spécialiste d’Exoanthropologie étrangère : se mêler aux habitants de la planète et apprendre à les connaître, comme ne pourraient jamais le faire les anthropologues qui n’avaient pas été élevés sur place. Peter avait été envoyé quelque part pour une longue mission, c’était évident. Mais cela faisait si longtemps qu’il était parti, cette fois !

Et puis il y avait les rêves…

Magda savait qu’elle aurait dû signaler ces rêves. Au cours de ses examens de parapsychologie, on avait contrôlé ses pouvoirs psychiques et ses résultats avaient été très élevés. Au demeurant, il lui répugnait de rendre compte officiellement de ses rêves périodiques… qui, tous sans exception, la prévenaient que Peter Haldane avait des ennuis. Comme si le simple fait d’en parler pouvait leur conférer une certaine réalité. Les rêves ne sont que des rêves, rien de plus…

Lorsqu’elle eut fini de se dévêtir de ses vêtements de dessus, elle se dirigea néanmoins vers le bouton du communicateur.

— Le personnel ? Ici Lorne. C’est vous, Bethany ? Je suppose qu’Haldane ne s’est pas porté rentrant ou n’a pas donné de ses nouvelles au cours des dernières vingt-huit heures, n’est-ce pas ?

— Non, aucune nouvelle, Magda, répondit l’employée du Bureau du Coordinateur. Je le savais, vous avez encore un faible pour Peter, pas vrai ? Vous avez pressé le bouton toutes les vingt-huit heures pour demander des nouvelles.

— Allez au diable ! rétorqua Magda avec humeur. Au cas où vous l’auriez oublié, je connais Peter depuis l’âge de cinq ans. Nous avons grandi ensemble et je m’inquiète.

Voilà pourquoi je ne signale pas mes rêves, songea-t-elle en coupant la communication. Je suis écœurée et lassée de toutes ces femmes qui trompent leur ennui ici en spéculant à haute voix pour savoir dans combien de temps on se réconciliera, Peter et moi ! Est-ce que cela ne va pas finir par devenir si insupportable que l’un de nous se verra obligé de demander un transfert et de quitter Ténébreuse ? Bon sang, j’ai grandi ici ! C’est mon pays, à moi aussi !

Je me demande si Peter éprouve les mêmes sentiments que moi ? On n’en a jamais parlé. On n’a jamais beaucoup discuté de quoi que ce soit, hors du lit. Ce n’était que la moitié de nos ennuis…

Elle se sentait encore de mauvaise humeur lorsqu’elle enleva le costume typique de Ténébreuse qu’elle portait pour travailler à l’extérieur du Quartier Général. Elle avait la robe de toute femme de Thendara : une longue jupe froncée, taillée dans une lourde étoffe de laine à carreaux ; une tunique ras du cou à manches longues, brodée au col, et des bottillons de cuir léger qui lui montaient jusqu’aux chevilles. Ses longs cheveux sombres étaient tordus en un chignon sur la nuque et retenus par la barrette en forme de papillon qu’arboraient toutes les femmes des Domaines. Celle de Magda était en argent. Celle d’une noble aurait été en cuivre et celle d’une pauvre femme aurait été découpée dans du bois ou même du cuir… Mais aucune femme décente ne se serait montrée avec la nuque découverte en public.

Magda suspendit et rangea sa tenue locale après l’avoir frottée avec un mélange d’épices aromatiques. Il était aussi important d’avoir une odeur convenable qu’un aspect correct, dans la vieille Cité. Elle se doucha et enfila des vêtements terriens, un pantalon collant et léger de couleur pourpre et une tunique portant l’emblème de l’Empire sur la manche. Ces vêtements étaient frais et Magda se dit qu’il était déraisonnable de porter de minces vêtements synthétiques dans ce pays et de faire régner dans les bâtiments une température qui les rendait pratiques. Cela empêchait tout simplement les Terriens de s’acclimater.

C’est comme ces éclairages du jaune caractéristique de la Terre que l’on trouve dans les Quartiers Généraux. Cela ne sert qu’à empêcher tout le monde de s’adapter au soleil rouge. C’est la ligne de conduite que l’Empire adopte partout, je sais. Et comme le personnel de l’astroport est amené à être transféré d’un bout à l’autre de la Galaxie dans un délai de quelques jours, le maintien d’une certaine stabilité pour tout un ensemble de conditions de vie familières est bien compréhensible.

Mais c’est dur pour ceux d’entre nous qui habitent vraiment cette planète…

Elle hésitait entre deux décisions : se faire amener à manger dans sa chambre ou aller dans la cafétéria du Quartier Général et dîner en compagnie des autres, lorsque le communicateur l’appela à nouveau.

— Ici Lorne, répondit-elle, d’humeur assez maussade. J’ai fini mon service, vous savez.

— Je sais… Ici Montray. Magda, vous êtes une spécialiste des langages de Ténébreuse n’est-ce pas ? N’y a-t-il pas une inflexion particulière pour s’adresser à la noblesse et une manière de parler aux femmes ?

— Les deux. Désirez-vous un cours résumé ou une référence bibliographique ? Mon père a composé le texte général et je travaille à une révision.

— Ni l’un ni l’autre. J’ai besoin que vous me serviez d’interprète, répliqua le Coordinateur. Vous êtes notre seule spécialiste femme permanent. Et j’ai terriblement peur de froisser la princesse par une impropriété de langage. J’ai entendu parler des différents tabous concernant le genre des mots, mais je n’en sais pas moitié assez, c’est un fait.

— La Princesse ?…

Cela excitait la curiosité de Magda. On voyait rarement les femmes de la noblesse, même dans les rues de Thendara.

— Une princesse Comyn.

— Doux Jésus ! fit Magda.

Elle n’avait pour ainsi dire jamais rencontré de membres de cette caste royale et distante. Les princes Comyn eux-mêmes, lorsqu’ils éprouvaient le besoin de parler avec un des représentants de l’Empire – ce qui n’était guère fréquent – n’hésitaient pas à les convoquer à Thendara.

— Une noble Comyn vous a convoqué ?

— Convoqué ? Pas du tout ! Cette dame se trouve dans mon bureau en ce moment même ! fit Montray.

Magda cilla.

— J’arrive dans trois minutes, dit-elle.

Ses fonctions courantes ne comprenaient pas l’interprétariat, mais elle comprenait aisément pourquoi Montray était peu disposé à faire appel au personnel régulier.

Cette situation est absolument sans précédent. Une Comyn dans le bureau de Montray…

Magda remit sa tenue de ville. Elle avait ôté sa barrette-papillon. Elle commença à tordre ses longs cheveux en chignon sur le dessus de la tête. Les habitants de Ténébreuse savaient certainement que des Terriens s’introduisaient dans la vieille ville dans le costume des gens du pays. Tout comme les Terriens savaient qu’un nombre considérable de citoyens de Ténébreuse affectés à des travaux de construction sur l’astroport, étaient payés pour transmettre aux autorités de Ténébreuse des renseignements sur les visiteurs d’un autre monde. Toutefois, aucune des deux parties n’en tenait compte officiellement. Il était important pour Magda de ressembler à n’importe quelle autre interprète terrienne. Mais le fait de découvrir sa nuque lui donnait des picotements.

Je devrais agir comme si j’ignorais tout du degré auquel il est décent de se découvrir, pour une femme de Ténébreuse. Cependant elle se sentait nue et impudique. Elle défit sa tresse et laissa flotter librement ses cheveux dans son dos.

Le bruit s’était réduit maintenant à un grondement nocturne. Ses pieds chaussés de cuir souple glissèrent sur la chaussée glissante couverte de neige fondue. Elle fut heureuse de pénétrer dans le local du Quartier Général Provisoire. Dans l’antichambre, elle retrouva le Coordinateur Provisoire, Russ Montray – Ténébreuse n’était pas encore suffisamment importante au sein de l’Empire pour se voir affecter un vrai légat chargé des liaisons avec les populations autochtones.

— C’est gentil de votre part de faire cela pour moi, Magda. Cela ne leur fera pas de mal de savoir qu’il y a parmi nous des personnes capables de parler leur langue comme il faut.

C’était un homme d’une quarantaine d’années rondouillard, un peu chauve, l’air constamment soucieux. En dépit du chauffage central de son bureau, dont le thermostat était toujours réglé au maximum, il paraissait perpétuellement frigorifié, ce qu’il était, en vérité.

— J’ai introduit la dame dans mon bureau, dit-il en lui ouvrant la porte.

— Princesse Ardaïs, dit-il dans son cahuenga (la langue franche de la Cité du Commerce) rudimentaire et hésitant, je vous présente mon assistante, Magdalen Lorne qui va parler avec vous plus aisément que je ne peux le faire. (Il se tourna vers Magda.) Dites-lui que nous sommes honorés de sa visite et demandez-lui ce qu’on peut faire pour elle. Elle désire sûrement quelque chose, sinon elle nous aurait envoyé chercher au lieu de venir ici en personne.

Magda lui lança un coup d’œil en guise d’avertissement. À en juger par l’étincelle de compréhension qu’elle venait de surprendre dans les yeux de la Princesse, elle devinait que celle-ci comprenait le terrien courant ou faisait partie de ces quelques télépathes dont on avait rapporté l’existence sur Ténébreuse.

— Domna, dit-elle alors, vous nous faites un grand honneur. En quoi pouvons-nous vous être le plus utiles ?

La femme leva les yeux et regarda Magda bien en face. Cette femme vient des montagnes, se dit alors la Terrienne qui avait toujours vécu sur Ténébreuse. Dans les basses-terres, elles sont plus timides avec les étrangers. Comme la coutume l’exigeait pour tous les membres de sa caste, la noble Comyn avait amené un garde du corps – un grand gaillard portant l’uniforme vert et noir de la Garde de la Cité – et une dame de compagnie, mais elle ne leur prêtait aucune attention.

— Je suis Rohana Ardaïs, dit-elle calmement. Mon époux est Gabriel-Dyan, Gouverneur d’Ardaïs. Vous parlez bien notre langue, mon enfant. Puis-je savoir où vous l’avez apprise ?

— J’ai passé mon enfance à Caer Donn, Madame. Là-bas, les habitants se mêlent davantage aux Terriens qu’ils ne le font habituellement ici. Tous mes compagnons de jeu étaient des enfants de Ténébreuse.

— Ah ! voilà pourquoi vous parlez avec l’accent des Hellers ! dit Rohana.

Magda qui l’examinait avec le regard d’une observatrice expérimentée, vit une petite femme au corps frêle, beaucoup moins grande qu’elle. Il était difficile de déterminer son âge, car son visage n’avait pas de rides révélatrices, mais elle n’était pas jeune. Les lourds cheveux auburn, tordus sur la nuque en un chignon retenu par une coûteuse barrette-papillon en cuivre serti de gemmes vertes, étaient abondamment striés de gris. Elle était chaudement et élégamment vêtue d’une lourde robe taillée dans une laine verte épaisse tissée, teinte et ornée de broderies raffinées. Elle avait une attitude très pondérée, mais elle se frottait nerveusement les mains qu’elle tenait serrées sur ses genoux.

— Je suis venue ici contre la volonté de ma famille, vous demander un service, à vous Terriens. Peut-être est-ce stupide, peut-être est-ce un espoir désespéré…

Elle hésita et Magda l’assura que ce serait un honneur de servir une princesse Ardaïs.

— Il s’agit de mon fils, reprit doucement Rohana. Il a disparu. Nous avons redouté un guet-apens. Puis un courrier qui est employé ici, dans votre astroport, à la construction d’un de vos grands bâtiments – vous n’ignorez sûrement pas que nombre de ces ouvriers sont payés par nous pour nous révéler ce que nous désirons savoir sur votre peuple –, un de ces ouvriers qui connaît vaguement mon fils, nous a rapporté l’avoir vu travailler ici. Cela remonte à plusieurs mois. Mais il nous a semblé que… enfin, la moindre rumeur valait la peine d’être vérifiée…

Abasourdie, Magda transmit les propos de Rohana au coordinateur.

— Il est exact que nous employons beaucoup de gens de Ténébreuse. Mais… votre fils, Madame ? La plupart de ceux que nous employons sont affectés comme simples manœuvres au fonctionnement des machines, à la grosse menuiserie, à la construction…

— Notre fils est jeune et assoiffé d’aventure, comme tous les hommes de son âge, dit Rohana. Et ce serait sans aucun doute une grande aventure pour lui de se mêler à des hommes venus d’un autre monde. Il n’hésiterait pas à travailler, dans ce but, comme maçon, briqueteur ou comme employé de la voierie. Et, comme je le dis, on l’a vu et reconnu ici.

Elle tendit à Montray un petit paquet enveloppé dans de la soie. Le Terrien le défit lentement et son regard se porta sur Magda tandis qu’elle traduisait les paroles de la noble Comyn.

— J’ai apporté un portrait de mon fils. Peut-être pourriez-vous demander à vos compagnons responsables des équipes de main-d’œuvre composées de nos gens, jusqu’à quelle date il a été employé ici.

Dans la soie, il y avait un médaillon de cuivre. Montray ouvrit le fermoir et découvrit une miniature qu’il examina en haussant les sourcils.

— Jetez donc un regard à ceci, Magda.

Il tendit le médaillon à la jeune femme et elle considéra un portrait finement exécuté de Peter Haldane.

— Je vois à vos expressions que vous reconnaissez tous deux mon fils, intervint Dame Rohana.

C’est impossible, insensé ! Telle fut la première pensée de Magda. Le bon sens vint ensuite à son secours. C’est une ressemblance fortuite, rien de plus. Une fantastique coïncidence.

Montray parla dans le communicateur.

— Trouvez-moi un solido au service du personnel et des photos de Peter Haldane, Bethany. (Il se tourna à nouveau vers Magda.) Pouvez-vous lui expliquer, Magda ?

La jeune femme essaya. Elle put voir de fines gouttes de sueur perler à la racine des cheveux de la princesse. Etait-ce dû à la nervosité ou à la chaleur du bureau de Montray, ou aux deux ? Elle n’aurait pu le dire.

— Une ressemblance fortuite ? Impossible, mon enfant. On l’a reconnu à la couleur de ses cheveux et cette couleur de cheveux n’appartient qu’aux Comyn ou à ceux qui ont du sang Comyn.

— Mais chez les Terriens, ce n’est pas rare, Madame, fit remarquer Magda. (Elle avait eu connaissance de ce fait. Peter en avait plaisanté : Chez les natifs de Ténébreuse on me prend pour le fils naturel d’un noble !) Chez nous, cela n’implique aucune appartenance à la noblesse ; cela signifie simplement que les parents avaient des cheveux roux et des caractéristiques raciales certaines.

Lorsque Bethany entra, la jeune Terrienne s’interrompit, prit le petit solido, l’imprimé du Service du Personnel où figurait une photo en couleurs de Peter Haldane et les tendit tous deux à Dame Rohana sans faire de commentaires.

Rohana les examina un moment, puis leva les yeux, le visage blême.

— Je n’arrive pas à comprendre cela. Etes-vous vraiment certaine que ce n’est pas un des nôtres dont le déguisement vous aurait abusés ?

— Tout à fait certaine, Madame. Je connais Peter Haldane depuis l’enfance.

— Comment est-ce possible ? Une telle ressemblance entre un de vos Terriens et l’un des nôtres… (Sa voix se troubla.) Je vois bien que n’importe qui pourrait être induit en erreur, si cet homme portait un costume de mon pays… Et cet homme est absent, lui aussi ? (Ce fut seulement au bout de quelques heures que Magda se rendit compte qu’elle n’en avait rien dit à Rohana.) Bizarre. Bon, je vois qu’il me faut aller chercher ailleurs des nouvelles de mon fils.

Lorsqu’elle eut pris congé de Montray, selon les usages, elle se tourna vers Magda, lui effleura la main, puis la considéra en l’enveloppant d’un long regard pénétrant.

— J’ignore pourquoi, mais je crois que je n’ai pas fini d’entendre parler de cette affaire, dit-elle. Je vous remercie de votre courtoisie. Un jour viendra peut-être où je pourrai vous aider, ma fille. En attendant, je vous souhaite bonne chance.

Magda fut presque trop surprise pour parler. Elle parvint à articuler quelques mots de remerciement, mais Rohana la fit taire d’un geste bienveillant, appela sa dame de compagnie, son garde en sueur et partit.

Une fois seul avec Magda, Montray explosa.

— Eh bien, qu’est-ce que vous dites de ça !

— Je crois que la pauvre femme est horriblement inquiète au sujet de son fils.

— Presque aussi inquiète que vous au sujet de Haldane, hein ?

— Beaucoup plus. Peter est un homme fait. Il est entièrement responsable. Pourquoi devrais-je…

— Du diable si je sais pourquoi, mais le fait est que vous êtes inquiète, dit Montray. Et j’ai cru comprendre que son fils est un homme, lui aussi. Mais dans un univers aussi sacrément féodal que celui-ci, où les duels constituent le sport de société le plus populaire, je suppose qu’il y a de bonnes raisons de s’inquiéter quand l’homme de la maison ne rentre pas.

— Féodal n’est guère le terme qui convient…

— D’accord, d’accord, Magda. Vous êtes à cheval sur les moindres nuances et sur les termes appropriés. Pas moi, je m’en moque. Tout ce que je veux, c’est quitter cette fichue planète. Vous pourrez prendre ma place dès que j’obtiendrai un transfert ailleurs… du moins, vous le pourriez. Mais sur un monde comme celui-ci, on ne laisserait pas une femme occuper ce poste. J’ai idée que vous aimeriez partir, vous aussi. Le fait est que j’ai compris la majeure partie de ce que la princesse vous disait. Il semble que vous ayez établi un contact utile. Il n’est pas facile pour une femme, de faire grand-chose sur cette planète, mais si vous avez l’appui d’une personne occupant un rang élevé parmi les Comyn…

Magda constata qu’elle n’avait pas envie d’explorer cette question pour l’instant. Elle rappela à Montray d’un ton assez mordant qu’elle était venue en dehors de ses heures de service. Il lui recommanda alors de fournir un justificatif pour obtenir un supplément de salaire et la laissa partir.

Toutefois, une fois de retour dans son appartement, tandis qu’elle enlevait ses lourds vêtements, la jeune femme réfléchit à ce que Montray avait dit. Rohana avait adopté au début, un ton cérémonieux et quand elle lui avait dit « mon enfant », avait adopté l’intonation généralement réservée pour s’adresser à un domestique, à un inférieur… ou à une personne dans le genre d’une interprète. Mais à la fin de l’entretien, elle avait prononcé son « ma fille » sur le ton intime qu’elle aurait pris pour parler à une jeune femme de sa propre caste. Était-ce seulement une manifestation de bienveillance fortuite ?

Au-dehors, la neige avait fait place à une abondante chute de neige fondue. Magda alla jusqu’à la fenêtre et écarta les rideaux pour contempler au travers des doubles vitres isolantes, la fureur silencieuse de la tourmente.

Tu es là-bas, quelque part, Peter, pensa-t-elle. Qu’est-ce que tu fabriques ? Si les facultés extra-sensorielles existent vraiment, je devrais pouvoir te joindre. Sacré nom d’un chien, Peter, reviens ! Je suis inquiète. Que le diable t’emporte !

Peter se moquerait bien de moi, se dit-elle. Il est quelque part en train de suivre une piste obscure découverte par lui. Magda savait qu’elle était un bon agent de Renseignements. Et que Peter était considéré comme un élément de valeur : une femme ne pouvait pas recueillir beaucoup de renseignements sur une planète comme Ténébreuse où un ensemble de règles et de tabous régissait le comportement féminin. Elle savait aussi qu’ailleurs, sur une planète où le système patriarcal était moins développé et où hommes et femmes étaient égaux, elle aurait pu donner plus libre cours à ses talents. Pourtant, c’est Ténébreuse qui est ma patrie…

Au cours des semaines de tension précédant la grande explication qui avait mis fin à leur bref mariage, Magda avait passé un moment particulièrement pénible lorsque Peter l’avait accusée d’être jalouse, jalouse, parce qu’on lui permettait à lui d’accomplir plus de choses qu’elle sur une planète comme Ténébreuse. Ce qui, bien entendu, était exact…

Oh ! Peter, reviens ! Je suis inquiète. Se sentant ridicule, mais prenant cela très au sérieux, Magda se concentra de toutes ses forces pour essayer d’envoyer un message. Comme elle l’avait fait sur la Terre, au nouvel institut Rhine Rakakowski ; ce qui lui avait valu un résultat supérieur à la normale dans le domaine des facultés extra-sensorielles. À supposer que ce fût possible. Peter, Peter, nous sommes tous inquiets. Fais-nous au moins savoir que tu es en sûreté.

Mais elle ne sentit aucun contact s’établir. Finalement, vidée et épuisée, elle renonça et alla se coucher avec le sentiment que cette tentative avait été absurde.

Cette nuit-là, Magda rêva de Peter Haldane. Mais il se moquait d’elle.

La chaîne brisée
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